Moment 1
L’écolière, l'enfant, un premier enracinement.
Les cabanes ou L’école et ses espaces d’apprentissage intersticiels
1980 ...
1985 ...
1988, 8 ans
« De mon enfance je n'ai que très peu de souvenir, de l'école encore moins, très peu dans la classe, aucun cahier conservé,… mais des souvenirs de classe à l'extérieur me reviennent. Les plus nets sont ceux des sorties avec la classe au bois de la Barbinière.
Octobre 1988, classe de CE2, 15h10, nous sortons de l'école par le portail gris, nous remontons en rang serré la rue Monseigneur Gazault puis tournons à droite, nous traversons la route de la grenouille à la queue leu leu deux par deux et continuons tout droit au bout de l'impasse de la mayençaise. Dans la haie nous traversons le petit passage et nous arrivons au bord du premier étang, nous le longeons avant de traverser la route de la Montforterie et d'arriver à l'entrée du bois de la Barbinière en bas de l'allée romaine.
Les règles sont données, nos mains se lâchent, « interdit d'aller au-delà de cette limite du chemin et de dépasser le premier bosquet ». Nous partons en courant comme si nous étions littéralement lâchés. Des enfants juste autorisés et pressés de jouer avec ce qu'ils ont sous la main : branches, cailloux et feuillages... Les enseignants restent à discuter dans l'allée.
Je ne sais plus le temps que cela dure mais je me revois organiser la construction d'une cabane. Des images d'entraides m'apparaissent. Je crie : « Bertrand, tu viens m'aider à récupérer des branches pour faire le mur, ça ne tient pas». Bertrand traverse la « rue » créée entre nos deux cabanes. « Si tu prends ce bout là, tu peux le mettre contre le tronc de travers et après je vais rentrer cette branche de houx ». « Aïe ! fais attention, ça pique » . « C'est mieux comme ça, merci ! j'vais continuer à rehausser le toit et balayer je t'invite après avec Pauline et Olivia quand j'ai terminé ».
Je me souviens de tout ce temps passé à balayer, vider des espaces entiers sous des toitures improvisées de branchages divers. Balayer pour dessiner des espaces, des cercles, des carrés, qui devenaient des pièces, des chambres, une cuisine, un salon… Il fallait que ça soit impeccable pour que tout le monde s'imagine l'usage du lieu. Il y en avait qui faisait tout très vite et on ne comprenait pas du tout à quoi ressemblait leur maison. Je me disais que ce n'était pourtant pas compliqué, un petit tressage de branchage et hop une cloison était montée, un tas de feuilles organisé plus loin et hop un lit était installé.
« Mela' tu peux m'aider à dégager les feuilles il faut qu'on termine la rue et avec le creux faut qu'on remplisse de cailloux sinon on peut pas passer. » crie Angèle. Je laissais mon chantier en cours et voilà que nous commencions la voirie du quartier !
Nous imaginions, inventions des refuges, des mondes d'enfants organisés et régulés sans la présence physique des adultes le temps d'un moment et pourtant ils étaient bien là, en bas de l'allée à veiller sur nous. Tel est mon souvenir d'enfant à l'école et hors l'école.
« Clap, clap, clap… rassemblement...c'est l'heure…, on vient se ranger deux par deux dans l'allée, il faut y aller, on repart à l'école… ».
Notre village restait tel quel, certains enfants, comme moi, espéraient secrètement que des gens s'y installent pour la nuit, ils pourraient y être bien. »
Recherches photographiques et plastiques (dessin, gravure, peinture, installation), re-vivre le déplacement de l'école au bois pour ressentir, se souvenir, faire émerger les impressions... Voie romaine, bois de la Barbinière, hiver 2023-2024

En enquêtant dans mes photographies…
"Quand on m'a demandé : Quel est ton meilleur souvenir d'écolière ?
Un vide, un blanc… Rien.
Puis, la cour de récréation a ressurgi…
Puis à nouveau, rien…
Quelques amitiés, des histoires d'enfants…
Mais des souvenirs d'écolière liés à l'apprentissage, à ce que l'école a façonné en moi ? Rien ne revenait.
Pendant des années, j'ai cherché…
Puis un jour, je me suis permis de penser que mes souvenirs d'écolière pouvaient être hors de la classe. Alors, comme une évidence, les sorties dans les bois de La Barbinière sont réapparues.
Tel un réseau, un tissage de savoirs d'expérience au fondement de ma personne, de la professionnelle et de la plasticienne que je suis, ces souvenirs ont ressurgi.
De la cour de l'école à la rue… La végétation nous appelle, le grillage s'ouvre ; le tissage se libère de sa rigidité et de son rythme imposé par la main et le geste de la machine à conditionner…
Les enfants ne s'enferment pas, le maillage de fils de fer, aussi régulier et rigide soit-il, s'est rompu sous la puissance de leurs pensées, anarchiques, secrètes.
Bientôt, leurs pensées et leurs corps retourneront, cultivant de manière buissonnière l'expérience du commun dans un bois qui, l'espace d'un instant, deviendra village, porté par la force de leur puissance transformatrice, créatrice, et poétique.
Encore faut-il le savoir…"
Les cabanes arbres corps, installation en cours de fabrication...
Technique mixte : dessin, encre, lavis, pastel, extérieur : gravure (tampon, encre lino)...
Intérieur : cartographie sensible des espaces construits et dessinés dans les bois
dessins sur carte IGN. en cours de création
Structure : bois blanc, assemblage
Bande son ? narration
Mars 2023,
""Ce moment m'interroge sur ce qui fait « apprentissage » pour un enfant à l'école. L'écart entre les intentions des enseignants pour ce moment où ils semblent n'y projeter aucun enjeu «Les enseignants restent à discuter dans l'allée » et ce que cette enfant en fait et en retire sur du long terme en initiant la construction d'expériences importantes pour sa vie personnelle et professionnelle. Le souvenir est ici mis en récit par une première expérience du corps dans le bois de la Barbinière en décembre 2022, qui donne lieu à deux productions d'écriture narrative. Le récit ici, constitue selon Ricoeur, "un acte de narrativisation de l'expérience temporelle vive du sujet" . Le réel est transformé ou configuré, il en reste ce qui s'est immiscé dans la vie du sujet en produisant ce qu'il y a de plus consubstantiel dans l'expérience vécue : des apprentissages fondamentaux pour son édification. Nous observons une initiation à la construction, à l'assemblage, à l'organisation sociale, à la coopération, à la géographie, au langage de communication, à la création d'un microcosme, etc. Pourtant, ce moment n'estpourtant pas considérés comme un moment d'apprentissage scolaire, ni pédagogique dans la situation par les enseignants. Je m'interroge alors si les adultes, dans ce moment, se considéreraient comme enseignants. Quelles consciences des enjeux d'apprentissage par l'expérience démocratique, esthétique et de création percevaient-ils de cet environnement naturel ? En quoi ces expériences peuvent apporter les fondements d'apprentissagescomplexes et fondamentaux au devenir d'un enfant ? Quelles connaissances ont ces adultes des enfants, de leur rapport au monde, de la place de l'imaginaire, de l'expérience de l'autre dans la construction de leur pensée? Après une enquête (entretien) auprès de parents d'enfants, comme des moments de récompense, de ré-création, ne faisant pas partie des moments ditsde « classe » et d'apprentissage . " C'était quand vous étiez sages" - "ça vous défoulait" - "tu t'en rappelles encore ?""
Comment et pourquoi certains enfants/élèves arrivent, tels des résistants, à faire d'un vécu d'école, insignifiant pour l'enseignant, une expérience qui initie leur créativité, leur réflexivité et leur rapport au monde en utilisant ces interstices pour y nicher leurs apprentissages ? Dans quelle mesure, le souvenir comme conservation d'un moment signifiant pour la personne peut-il constituer à travers les narrations écrites et plastiques une donnée de recherche biographique ? Comment l'enfant devenu adulte peut relire ses expériences scolaires pour les comprendre à l'aune d'une conscience critique et en déterminer son agir professionnel auprès des enfants ?"