Moment 3

L'art comme expérience de l'altérité

De la Vendée à l'Ontario ou l'expérience de l'art et du métissage pour s'initier à la conscience critique sociale


Samedi 27 septembre 1997, bord du lac Érié, Blenheim, Gore Road, Canada.
Je suis accueillie chez Lynne et Judith, les parents de Sarah et Gregg. Lynne est agriculteur et Judith aide-soignante. Sarah est inscrite dans un programme d'échange auquel je participe également. Je suis là pour un trimestre ; elle viendra ensuite passer un trimestre en France chez mes parents.

Il est 15 h, nous sommes revenus du service vers 13 h. Après un encas, je monte dans la chambre de Sarah qui est devenue la mienne le temps de mon trimestre d'étude. Je prépare un sac avec ma peinture ; il fait beau, chaud, c'est l'été indien.
Extrait de mon journal : « Ce service m'a intriguée. Tout m'intrigue. C'est Judith et Sarah qui m'ont emmenée à l'église congrégationaliste ; Lynne va dans une autre église. Le protestantisme est nouveau pour moi, la pratique me paraît tellement intime, chacun pratique comme il le souhaite, où il le souhaite. C'est si différent de la dimension traditionaliste de la religion en Vendée. Tu nais catholique, tu ne le deviens pas ; on ne te demande pas ton avis en tant qu'enfant. C'est tellement plus déterminé, excluant, normé et plus superficiel. J'ai cette sensation du "c'est comme ça et ça ne peut pas être autrement". Ici, je ressens de l'apaisement, de l'accueil, du respect. On n'essaie pas de m'endoctriner, je me sens tellement étonnée tous les jours par cette découverte de la relation à la croyance. Tout ressemble en apparence, mais tout est si différent quand j'essaie de comprendre. J'ai l'impression d'ouvrir mon monde, de percevoir que l'on peut exister autrement. »

Je prends les quelques tubes d'acrylique que Judith m'a offerts et un carton entoilé. J'ai avec moi une carte de la Madone de Munch ; je la trouve à la fois mélancolique, libre et hors du monde. Elle me parle. J'ai également en tête des œuvres du musée d'Ottawa, où j'ai découvert l'art inuit, notamment l'histoire de ces peuples et les enjeux de domination et de colonialisme entre les autochtones et les immigrés européens. C'est étrange, je ressens une forme de malaise. Je ne comprends pas tout, mais je perçois dans ces objets et œuvres exposés que, derrière une volonté de protection et de valorisation, les histoires d'oppression perdurent.
Je métisse tout ça.
Ici, le métissage, c'est ce que j'ai découvert : cette possibilité, peut-être artificielle, d'avoir le choix entre différentes cultures pour construire la sienne. C'est quelque chose que je ressentais en moi mais que je n'arrivais pas à assumer en France, où je grandis. C'est peut-être cette envie profonde qui m'a donné l'intuition de partir au Canada. Pour dire vrai, c'était d'abord un principe de réalité. J'aurais aimé partir toute l'année de ma terminale en Amérique latine, mais le prix était trop élevé pour ma famille. La formule échange ne coûtait que le prix de l'avion... Donc le Canada, pourquoi pas… De toute manière, il fallait que je parte… J'étais trop à l'étroit dans mon monde d'enfant vendéenne ; il me fallait l'agrandir.
Je ferme la porte. Sarah1 m'accompagne ; on prend nos vélos posés devant la barrière. Lynne, le père de Sarah, sort de la grange et nous salue de loin.
On traverse le hameau, on arrive à l'intersection et on prend la route de Gore Road pour arriver entre deux maisons en bois sans barrière au bord du lac Érié. Ici, rien ne dit en apparence la propriété ; ça aussi ça m'étonne et m'intéresse. Pas de haies, de portail, de murets, de grillage, de thuyas… Tout est ouvert. On peut passer par les jardins des gens, il n'y a pas de problème. C'est peut-être nous qui avons un problème. Je m'interroge en silence : qu'a vécu notre peuple pour être aussi replié et renfermé dans ces espaces de vie ? J'espère qu'un jour je vivrai dans un espace ouvert.
Je m'installe. Nager ou peindre ? Je pose ma palette sous ma boîte en métal pour éviter qu'elle ne sèche trop vite. J'ai avec moi cette reproduction de la Madone de Munch ; depuis deux ans, cet artiste m'inspire. Ses couleurs, ses formes, ses variations du même motif me parlent. Peindre le corps, poser de la couleur pour exprimer, c'est plus simple que par des mots. Je n'ai d'ailleurs pas de mots pour expliquer ce que je fais, comment je le fais… Je peins et je pense. Ou peindre me fait penser ; par la peinture, je mets ma pensée en route ou j'en fais une synthèse. Je pense à cette idée de métissage, de multiculturalisme qui me paraît cohabiter. Je compose par touches ; j'ai du mal à travailler les proportions, les hanches, les seins, le corps se devine mais je m'arrange pour que le travail de couleur masque les imperfections. Je trouve une plume et je l'intègre…

Sarah peint également ; c'est peut-être la raison pour laquelle nous avons été associées. Aujourd'hui, elle est infirmière et travaille à garantir le droit d'accès aux soins des populations autochtones.



Retour sur ce moment expérientiel, 2024

Cette narration interroge la place du langage plastique, ici pictural, dans la mise en pensée. On perçoit que les impressions et les sensations vécues sont exprimées par une mise en couleur, par des touches composant une image. Ces images, au résultat désuet à mon sens, montrent une forme de naïveté et d'immaturité dans la touche. On retrouve dans cette série de 1997 un style très foisonnant. On ressent une association d'influences ; l'identité plastique est en construction. Les formats et les matériaux utilisés sont contraints par le voyage et le transport, ce qui oblige probablement à vouloir tout mettre, tout dire dans un petit espace. L'expérience de l'écriture plastique dans ces espaces naturels permet à l'adolescente que j'étais, comme l'enfant dans la forêt, d'ancrer son écriture plastique en résonance avec un lieu, d'apprendre à percevoir les cohabitations, de mettre en association les ressources entre elles. La créativité, ici, comme processus expérientiel, n'est que le processus de l'initiation à la complexité. 

Ces peintures s'interrogent comme traces et mémoire d'une initiation à l'expérience de l'altérité. Elles témoignent que la peinture permet de créer un espace réflexif dans cette recherche d'émancipation par un développement de la sensibilité à l'autre et d'une conscientisation des déterminismes sociaux et des dominations culturels.