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Moment 9
Sculpture légère pour cause lourde
ou Le cours d'arts plastiques : un espace pour faire expérience de son historicité
Mars 2014,
Je suis enseignante depuis septembre 2004, cela fait 10 ans que j'enseigne dans deux établissements, dont celui du Réseau d'Éducation Prioritaire Arlette Hée Fergant. Je travaille avec les élèves depuis leur 6ᵉ.
« Ce projet a commencé par et avec des élèves.
Nous avions prévu de visiter le centre Juno Beach, un mémorial canadien pour la paix, avec les élèves de 3ᵉ et deux enseignantes de lettres et d'histoire. Après discussion, les élèves ont adhéré au projet, mais avant tout pour l'occasion de passer une journée au bord de la mer.
Pour ma part, j'avais le souhait, lié à mon histoire personnelle (j'ai effectué plusieurs mois de scolarité au Canada en tant que lycéenne), qu'ils s'interrogent sur le pourquoi et le comment de l'engagement de jeunes majeurs, venus d'un autre continent, qui ont débarqué sur une plage européenne au péril de leur vie pour défendre la liberté d'un peuple qui n'était pas le leur.
Démarche complexe…
En discutant avec eux, j'avais conscience que, malgré cette intention pédagogique louable, la rencontre entre leur propre histoire et celle de ces jeunes risquait de demeurer assez artificielle, voire superficielle.
À ce moment-là, nous travaillions sur des installations in situ au collège, en créant des dispositifs tentant de résonner avec le lieu choisi. Un élève, Romain, a alors émis l'idée qu'il serait intéressant de réaliser des installations qui "résonnent" sur la plage… L'idée était lancée ! Quelques semaines avant la sortie, je leur propose, au début d'une séance, de créer une installation in situ transportable en kit et qui interroge cette problématique : « Sculpture légère pour cause lourde ! ». J'avais repris l'idée d'un collègue, Philippe, qui avait proposé cette réflexion à ses élèves il y a quelques années.
Le 22 mars, dans la galerie d'art, après avoir échangé sur l'œuvre de Laila Rose Willis, je distribue aux élèves un petit dossier technique :
Les élèves se retrouvaient tiraillés entre l'idée de légèreté et celle de cause lourde. D'interminables échanges ont animé l'atelier d'arts plastiques. Par petits groupes d'affinité, ils ont commencé à lister, discuter, échanger, fouiller, souffler, penser, imaginer, écrire, dessiner, découper, assembler, etc. Je leur ai fourni des cartes vues du site en vue aérienne et un sac en papier de taille moyenne, destiné à transporter leur sculpture en kit.
Le 14 avril, chacun son sac en papier à la main, nous sommes arrivés sur la plage de Juno Beach. « Je vous propose de prendre une heure pour repérer le lieu que vous avez choisi, y installer votre travail et le photographier. À la fin de ce temps, nous échangerons autour du lien entre votre installation, vos choix et le lieu. Chacun aura la possibilité de présenter son travail. Rendez-vous au blockhaus à l'entrée de la plage à 11h15. »
Voici une catégorisation réalisées à partir de la proposition des élèves, lors des temps de verbalisation et d'échanges entre pairs.
Productions et photographies d'élèves (3ème Collège de Vimoutiers 61, avril 2014).
Relier son histoire personnelle à une Histoire Universelle. Performance de S., lettres manuscrites écrites à ses parents biologiques en C. et aux parents des soldats canadiens déracinés.
Associer des objets du quotidien à l'idée de mémoire - Assemblage d'objets récupérés de T. et F. : installation 1 : fleurs séchées, ressorts d'un lit ancien, pierres... installation 2 : passoires, portemanteau, carton peint, pierres...
Imaginer le quotidien d'aujourd'hui dans un lieu chargé d'une histoire passée Photographies de Romane et Clémence, "mise en scène de figurines, représentant des scènes de vie à la plage (loisirs)
Regard croisé sur deux tragédies : hier et aujourd'hui (actualité) dans un même décor Sculptures de Maud et Typhanie, "Pliages de bateaux aux effigies de 25 nationalités de migrants noyés en mer et de soldats de la 2nd Guerre mondiale. Mise en regard de deux tragédies."
L'écume des jours (lecture personnelle) mise en lien avec la mémoire d'histoires d'amour des soldats, personnes aimées et aimantes Morganne, "Assemblage, collage de feuilles du livre L'écume des jours écrit au lendemain de la guerre et qui traite d'une histoire d'amour déchirée et qui devient le matériau d'un collage et d'un pliage représentant une fleur de lotus, le tout déposé sur l'eau."
Archéologie fictive de guerre, traces de corps, Sculpture de Jason et Romain, moulages en plâtre et objets divers assemblés et recouverts de sable
Une histoire qui nous retient et nous empêche de grandir et d'avancer Sculpture de Melissa et David, silhouette en polypropylène et objets (cailloux) assemblés.
Des symboles (envol, ailes, contraste) personnels pour le passage entre la vie et la mort. Dessins de Lisa et Oriane et assemblage d'objets : masques peints, papiers (ailes).
Un message : protéger une mémoire fragile
Au retour, les élèves ont présenté les photographies de leurs installations éphémères, dont la plupart avaient été emportées par la mer. Nous avons confronté leurs démarches et leurs réalisations à trois projets d'installations in situde Christian Boltanski, artistes contemporain qui auraient pu s'intituler « sculpture légère pour cause lourde ». Le travail réalisé sur place, avant la visite du musée et la rencontre avec des étudiants canadiens, a permis d'enrichir la réflexivité et la complexité des discours des élèves.
Certains avaient tissé leur histoire personnelle (adoption, grands-parents, etc.) avec l'histoire du lieu. D'autres ont établi des parallèles entre l'histoire actuelle (actualité, migrants, etc.) et la tragédie des hommes morts sur cette plage. Certains ont adopté une approche mémorielle, perçue comme un devoir de respect par éducation, tandis que d'autres ont mis en résonance l'histoire actuelle du lieu, désormais fréquenté par des vacanciers et marqué par les jeux de plage, dans un espace où la vie a repris ses droits après la tragédie.
Pour conclure, une élève a établi un lien inattendu avec L'Écume des jours de Boris Vian, évoquant une métaphore entre le lieu, les absurdités de la guerre et le surréalisme du roman. Toutes ces réponses ont permis à chacun d'entre eux de se situer dans ce lieu chargé d'Histoire et de l'appréhender selon leur sensibilité, leur vécu et leur propre réflexion. Cette diversité de points de vue a abouti à une exposition éphémère, visitée par les touristes de passage, le temps de quelques heures, le 14 avril 2014.
Interprétation
L'expérience artistique devient ici un vecteur de réflexion sur la question de la mémoire. En quoi l'expérience sensible d'un lieu, via la rencontre avec un objet artistique (ici, une sculpture) créé et pensé pour lui, permet-elle aux enfants, adolescents, et élèves de dialoguer et de développer une réflexivité ? Les arts plastiques, en tant que langage, offrent un espace pour l'émergence d'une pensée singulière et l'engagement de soi dans un projet commun, chaque production résonnant avec les autres pour créer une sorte de code commun. L'articulation avec le langage oral facilite l'accès à la pensée de l'élève, tout en lui renvoyant des questionnements suggérés par sa production, l'aidant ainsi à comprendre et approfondir ses choix.
Ces questionnements (souvenir, mémoire, origine…) sont des fondements de la pensée et participent à la construction de l'émancipation personnelle. Enseigner l'art et enseigner par l'art doivent créer les conditions de cette réflexivité dès le plus jeune âge, pour permettre à chaque enfant de s'approprier sa propre pensée tout en accueillant celle de l'autre. En quoi les écritures de soi (plastiques, visuelles, musicales, corporelles, etc.) favorisent-elles une mise en récit de la personne, permettant à chacun de développer sa singularité dans des projets communs, et ainsi de construire des apprentissages langagiers fondamentaux pour « bien devenir » ?