Moment 4
La lycéenne, une adolescente apprentie chercheuse, une prise de conscience des langages plastiques pour penser.
1998
La femme en rouge
ou Le lycée comme un espace possible d'écritures de sa singularité.
Avril 1998, mercredi 14h, début de la séance option arts plastiques, terminale, Lycée Léonard de Vinci (Montaigu).
« Après un court échange avec M.A, mon professeur d'arts plastiques, je me lève comme à mon habitude pour trouver un lieu tranquille au sol dans un espace qui me fait oublier l'espace scolaire.
Depuis mon retour du Canada en janvier, je me sentais comme une observatrice, j'avais gouté durant plusieurs mois à cette posture d'anthropologue que j'avais conservée. J'observais le système, le rythme, les relations, les normes, sans jamais montrer d'hostilité. Cependant, j'avais dû mal à faire comprendre ma pensée, sûrement confuse, pas assez normée et structurée mais singulière. Le cours d'arts plastiques était le seul lieu où je pouvais développer ma pensée sereinement.
Contrairement à la semaine dernière, j'ai dû mal à travailler dans la salle, pourtant sur ces moments de pratique je me sens exister à l'école. Je prends ma valise remplie de gouache en poudre et de pigments, des poudres colorées que j'ai trouvées dans un entrepôt de fournisseur beaux-arts à Cholet. Je prends ma femme en rouge que j'ai commencée à peindre sur un tissu de lin encollé sur une planche de médium fine qui la rigidifie et je sors la portant sous le bras, valise à la main.
La cour du Lycée donne sur des champs à perte de vue. Je m'installe, cherche 4 pierres autour de la sculpture de la cour pour maintenir au sol ma toile. Je commence à triturer cette matière informe laissée telle quelle depuis quelques jours, je mélange mes couleurs à même la toile pour essayer de faire apparaître cette femme que je vois mais qui est encore à peine perceptible. Je pense à ces gravures et peintures pariétales que j'ai découvert en classe en échangeant avec M. A et dans des livres empruntés au CDI. Mes mains cherchent et moi je divague… Je repense à ces hommes et femmes peignant dans les cavités rocheuses et je me dis, est-ce que les reliefs donnaient forme à leur imaginaire ou ils recherchaient des reliefs adaptés aux formes souhaitées ? Je regarde le ciel, trois nuages difformes, je ne vois rien apparaître. Je reviens à ma femme en rouge, je pense à Eugène Leroy, je soupire, car j'admire le travail de matière et l'évocation de ses personnages indicibles, je ne vais pas réussir à faire cela. J'ajoute du pigment mais la colle que j'utilise comme liant ne crée pas de relief suffisant. Je cuisine, j'invente avec ce que je récupère. Je pense alors à Henri Michaux et le livre que je viens de ramener d'une librairie de Nantes… Face aux verrous, et tous ces signes qu'il contient. Je peins, je trace, j'étale, j'utilise très peu les outils juste mes mains. Je suis absorbée, je peux penser sans être interrompue, tout est calme et je cherche à faire apparaître cette femme en rouge. Je me dis que je ne sais pas encore qu'elle est son identité mais donner forme à cette matière informe m'intéresse.
Val arrive, elle s'installe en face de moi, on n'a pas besoin de se parler. Elle a installé un grand carton, je regarde son bleu, son vert et blanc, c'est incroyable comment elle manie la couleur. Elle est fascinée par Basquiat, je la comprends.»
Décembre 2022,
« Ma femme en rouge m'a toujours suivie dans tous mes déménagements. Elle est quelque part au grenier, elle est très détériorée, je me dis qu'il faudrait que je la descende pour voir ce qu'il en reste. Mais ce qu'il en reste n'est peut-être plus inscrit dans l'objet mais inscrit dans ma personne. Faire naître un projet dans une contrainte de forme, d'espace, de déjà-là… c'est ce qui a construit tout mon parcours personnel, artistique et professionnel. Comme si cette femme en rouge n'était que le manifeste de l'écriture de mon parcours. »
Carnet de recherche réalisé de janvier 1998 à juin 1998 sur l'INFORME, 17 ans
Retour sur ce moment, 2023
Je me suis alors interrogée sur la place de l'expérience artistique à l'école, ici au lycée public. En quoi est-elle décisive chez certains profils d'apprenants pour développer leur langage singulier et construire une pensée et un rapport au monde et au savoir exigeant et critique ? Comment les relations entre pairs se reconnaissant dans l'expression de leur singularité coopèrent et font du commun ? Comment et pourquoi des parents, éloignés d'un milieu culturel favorisé, accompagnent leur enfant vers ce choix d'orientation, et contribue à re-déterminer un parcours personnel et professionnel ? En quoi cet apprentissage par l'art comme expérience a construit un rapport au savoir singulier ? Pourquoi ces connaissances et cet accès à la pensée réflexive sont si peu reconnus et valorisés par l'institution scolaire qui paradoxalement est celle qui l'a permis dans ce cas ?
Autrement dit, l'école comme espace normatif peut-elle construire des espaces d'expériences artistiques fondateurs et émancipateurs ? De quelles natures sont ces espaces d'apprentissage ? Quels profils ont ces apprenants qui y accèdent ? Quels pédagogues et pédagogies œuvrent pour permettre cet accès au polylangage ou à une polyphonie de langage (Duborgel) dans l'institution scolaire ? Permettent-ils un accompagnement vers l'expression de soi dans un cadre rassurant et garantissant aux enfant/adolescente leurs droits à apprendre à penser?